Article rédigé par Vincent Clabé-Navarre, fondateur de Bottl., et n’engage que lui.
Créer une marque de spiritueux à succès est l’objectif le mieux partagé de tous les fondateurs. Mais c’est probablement aussi le moins atteint. Le taux de succès est proche des 1%, si on considère comme succès une revente à un acteur du secteur pour plus de 10m€. Les épisodes de découragement sont nombreux. Créer une marque n’est pas la matérialisation d’un désir créatif assouvi à l’arrivée de la première bouteille sur la table basse de son salon, c’est créer une entreprise qui doit se développer, et c’est un combat de longue durée.
5 raisons qui expliquent 90% des échecs des marques de spiritueux
1. Les créations de spiritueux portent sur des catégories saturées
Je ne vais pas détailler, le titre est explicite, mais force est de constater que de nombreuses créations portent sur des catégories encombrées ou saturées et déjà préemptées par des pools de leaders.
Le cas du gin est certainement le plus frappant. En dix ans, des centaines de nouvelles marques ont émergé sur cette catégorie dirigée par des des leaders mondiaux et des suiveurs de grosse taille. La demande a décollé, suivie de très près par une offre devenue pléthorique, et la différenciation entre les nouvelles marques est devenue illisible. Rien qu’au Pays Basque français sont arrivés les gins Egiazki, Brana, Balea, Oregin, Otzo, Haize, Anaiak, Sorgin, Regina, ou encore Ura. L’un d’entre eux deviendra-t-il un succès économique ? Rien n’est moins certain, surtout lorsqu’on constate que la carte du Blue Cargo, l’un des site on-trade les plus emblématiques de la côte basque, arbore une brochette de leaders internationaux : Gordon’s, Bombay Sapphire, G’Vine, Hendrick’s, gin Mare, et Monkey 47, sans une seule marque locale. Un gin est très facile à faire pour des nouveaux entrants, de même qu’il peut représenter un petit complément de business utile pour des faiseurs de whiskies qui attendent de se consacrer à leur jus vieillissant. C’est donc tentant. Mais pour autant, est-ce encore pertinent de créer un nouveau gin, quel que soit son segment de prix ou sa spécificité produit?
Je dois pour autant aborder le cas des whiskies français. La dynamique de création est aussi très forte, quoique limitée par définition à des initiatives nationales. Mais nous sommes passés d’une poignée de distilleries en l’an 2000 à plus de 100 aujourd’hui, et près de 125 marques. Est-ce que tous vont réussir? Certainement pas. Il y aura nécessairement des disparitions et des rapprochements. Mais à la différence du gin, certain connaîtrons assurément le succès dans les vingt prochaines années, simplement car la dynamique est forte, l’évangélisation en France et dans le monde a débuté avec un certain écho, et il n’y a pas encore de grands leaders. Les places sont donc à prendre et il n’est pas trop tard.
2. 99% des marques font la même chose
J’observe depuis de nombreuses années que la mécanique de développement est systématiquement la même d’une marque à une autre, et de façon tout aussi systématique les résultats sont mauvais. Le ou les fondateurs vont d’abord travailler leur produit et leur packaging. Pour certains, cet acte de création est d’ailleurs tout ce qui compte.
Ceux qui ont peu de moyens prennent un format de bouteille sur étagère, les autres créent et financent leur moule verrier. Le jus et le design de l’étiquette sont tout, rien n’est laissé au hasard. Ils passent au moins un an sur le sujet. Ensuite, les premières bouteilles arrivent. Ils prennent leur voiture et commencent des petites tournées de quartier pour commercialiser leurs bouteilles. Ils se rendent alors compte que les cavistes commandent rarement et en très faibles quantités, même pas par carton ; et que les établissements en CHR sont dirigés à distance par des acheteurs, lesquels acheteurs ont bien sûr des contrats annuels ou quasi avec les très grands fournisseurs ; et qu’il faudra au moins quatre mois pour avoir un premier rendez-vous. Alors ils chercheront à compenser en visitant plus de détaillants, et collecteront quelques commandes avec un faible taux de recommande et de nombreux retards de paiement et parfois des impayés, le tout en postant à 22h00 des créas moyennes sur leurs réseaux sociaux. Ils vont alors se bouger pour faire quelques salons, on ne sait jamais, si une commande d’une ou deux palettes advenait ? ; et commencer à gratter aux portes de business angels pour gagner un temps de décompression, et quelques moyens pour créer plus de contenus en ligne et réaliser un peu de merchandising et financer des salons professionnels. Parfois même, ils repartent dans des créations de nouveaux produits sans vision stratégique, mais pour se donner plus de chances que l’un d’eux colle au plafond. A un moment, l’un des cofondateurs descend du train, car il doit se nourrir, et nous connaissons la suite.
Je crois qu’il est essentiel de réfléchir à ce démarrage. Comment faire pour démarrer vite et fort si ce n’est pas comme cela ? Don Papa avait tout misé dans une très grosse soirée de lancement à Manille avec des gens très en vue. Et le buzz s’est répandu à la vitesse de la lumière. Cela ne veut pas dire que c’est ce qu’il faut faire, mais j’engage tous ceux qui démarrent à beaucoup réfléchir au sujet en amont de leur lancement.
3. Les visions commerciale et internationale rentrent trop tard dans l’équation
Je dirais que créer une marque de spiritueux à succès commence presque moins pas le produit, étant entendu que le produit doit être très qualitatif, mais par une vision commerciale bien murie. Combien sont les créateurs qui ne savent même pas comment fonctionne la distribution en France, qui en sont les acteurs, et quelles sont les cascades tarifaires afférentes. C’est souvent pareil dans les grands groupes ;-). L’année de développement du produit doit servir à comprendre le système commercial et décrocher des rendez-vous préliminaires pour au moins comprendre les attentes des acteurs en place et leur fonctionnement.
Créer une marque de spiritueux à succès démarre tout aussi certainement par une approche internationale native. Toutes les nouveautés françaises de nouveaux créateurs sont très françaises dans l’esprit, dans leurs efforts, dans leur développement. Au XXIème siècle, les plus gros succès de marques de spiritueux se sont écrits à l’étranger, notamment aux USA. Grey Goose, Screwball, Codigo 1530, Avion, sont des marques qui ont explosé là-bas. Démarrer en anglais est un très gros effort, mais il donne le ton de l’ambition dès le premier jour.
4. Le syndrome du solopreneur qui fait tout et s’épuise
Créer une marque de spiritueux ne s’improvise pas. Il faut du temps, 10 ans pour commencer à installer une marque dans l’esprit des consommateurs. 10 années d’investissement, de travail de laboureur, et 10 années avec de faibles revenus. Partir avec 40 000€ en poche en se disant que c’est le prix d’un moule, de la création d’un site internet et de leaflets est une erreur très répandue. Nombreux sont ceux qui se satisfont d’avoir conçu leur bouteille et leur jus, et qui, déjà fatigués par le chemin parcouru, ralentissent le rythme. Pourtant, c’est à ce moment que tout commence. C’est là que doivent être déployées les plus gros efforts à travers la mise en place dans le temps mais à vive allure de stratégies d’activation commerciales et marketing performantes.
5. Le faible espoir de réussite n’attire pas les investisseurs
L’équation est pleine de bon sens, même si elle fait mal : peu de réussites = peu d’investisseurs. C’est un marché sur lequel, en France au moins, il n’existe pas de filière d’investissement. Pas de fonds spécialisés. Pas de gens réputés pour investir particulièrement sur des marques de spiritueux. Pourtant, le marché est gigantesque.
Les limites ne sont pas forcément explicitées, mais elles sont connues ou rapidement visibles : souvent de forts Capex, un temps long, peu de vraie innovation, pas de technologie de rupture, et, il faut le dire, un produit qui éloigne souvent les fonds à impact ou positionnés RSE (à cause de l’alcool). Out le court et le moyen terme, donc out les fonds d’investissement et une partie des family offices.
D’après Maxime Kusak Depailler, partner chez Wine Bankers, « la croissance envisagée est généralement anticipable, il n’y a (quasiment) pas, comme dans la tech par exemple, d’accélération inouïe à attendre. Les valeurs des marques sont donc globalement encadrées dans un corridor par un coefficient bas et un coefficient haut de leur Ebitda. On peut espérer pour les plus belles d’entre elles atteindre 10 à 50m€ de CA, ce qui représente un point bas et un point haut de valorisation. Il n’y a pas d’excès particulier lié à une technologie de rupture ou autre. Investir des millions d’euros pour une rentabilité théorique à 15 ans est délicat . »
En d’autres termes, le risque est très fort, peut-être plus que sur des valeurs technologiques, et l’espoir de gain est à la fois de long terme et plafonné par un coefficient de marché classique.
La nouvelle donne dans les transactions
Jusqu’à présent, le seuil symbolique de 10 000 caisses vendues était le déclencheur de l’intérêt des groupes acheteurs. Ce seuil était considéré comme suffisant pour qu’ils puissent prendre le relais et déployer la marque dans leur propre réseau de distribution. Mais ce seuil a changé. Le nouveau seuil symbolique à atteindre est 100 000 caisses. Les groupes ne sachant plus comment développer les petites marques font ce qu’elles savent faire : déployer et accélérer des marques déjà significatives et ancrées. Acquis par Diageo en 2014 autour de 550 000 caisses, Don Julio réalise aujourd’hui 3,4 millions de caisses. D’après Maxime KD, « il y a actuellement une désertion des transactions sous les 100k caisses, et lorsqu’il y en a, sauf intérêt stratégique ou investissement clé, elles sont le plus souvent confidentielles et réalisées dans d’assez mauvaises conditions ».
La logique, si elle peut être nuancée, est la suivante : 1€ investi derrière une très grosse marque rapporte nettement plus que ce même euro investi derrière une petite marque. Cela a toujours été vrai. A l’époque où je relançais la liqueur Izarra, c’est précisément cet argument qui m’avait été opposé par la direction de Rémy Cointreau pour justifier l’arrêt des engagements pour un retour de la production à Bayonne ou encore le lancement d’Izarra aux Etas-Unis. Cet argument raisonne encore plus fort aujourd’hui dans le contexte de surstockages sur les sites de production et sur les marchés, et de ralentissement de la demande : il faut vendre les marques stars, sans compromettre le maintien ou la conquête de leurs parts de marché. Out les petites marques. Les acquisitions ne sont plus un sujet prioritaire, « sauf en défensif pour éviter la disparition de fournisseurs stratégiques ou bien pour consolider ses parts de marchés, ou encore pour prendre place sur des catégories montantes, telles que les liqueurs, les amers, les whiskies français, ou les no alcool », complète Maxime KD. Diageo vient d’ailleurs d’annoncer l’acquisition du sans alcool américain Ritual Zero Proof, après une première acquisition sur cette catégorie avec Seedlip.
5 pistes pour se donner une meilleure chance de réussir
1. Se mettre sur une catégorie sans leaders
Ce ne sera pas évident d’émerger parmi les gins, les whiskies ou les rhums, sauf peut-être sur des sous-segments inexploités. Positionnez-vous sur des catégories qui existent, c’est-à-dire qui ont déjà une demande et une clientèle – cela vous évitera d’aller évangéliser la catégorie en plus de votre marque et de vos produits -, et votre croissance, si elle doit exister, sera plus rapide.
Mais visez des catégories où il est difficile d’identifier des gros leaders. Par exemple, dans les liqueurs, il y a de nombreuses sous-segments, un en particulier est celui des liqueurs herbales. On peut penser à Chartreuse voire à Jagermeister dans une autre registre. Le segment semble avoir une clientèle, mais il n’y a quasiment pas de gros acteurs. C’est aussi le cas dans les spiritueux bruns avec le Calvados. Qui sait citer trois marques de Calvados ? Pourtant, ce segment coche bien des cases.
2. Soigner son mix
Je ne parlerai pas de la qualité produit. Aujourd’hui, le niveau de qualité attendu est élevé, et il n’est pas question ici de le faire baisser. C’est un acquis, et la différenciation ne se joue plus sur ce levier.
Pour autant, je veux aborder le coût de revient du produit, car pour gagner de l’argent, il faut d’abord savoir bien acheter. Pour bien acheter, il faut saisir les leviers que nous avons à notre disposition. Un des leviers à votre main est votre matière première. Le whisky? Ce sont des jus que vous ne pourrez pas vendre avant plusieurs années. Porter un stock coûte cher. De même que pour le cognac, le raisin est une matière noble qui a aussi un prix. Si vous avez peu de moyens au départ, le whisky ou le cognac ne seront peut-être pas les meilleures pistes. Par exemples, le calvados semble intéressant, car la pomme n’est pas un fruit complexe ni cher ; ou le triple sec, cette liqueur à base d’écorces d’orange qui coule du robinet et ne demande aucun vieillissement. L’idéal dès le départ, c’est de penser un produit qui soit solidement rentable, en visant 60% de marge brute dès le jour 1, pour viser +70% en régime de croisière.
Mais attention, tous les éléments du mix comptent. Le prix est évidemment stratégique. Il peut être déterminé top down, c’est-à-dire sur la base d’un prix consommateur visé, mais cela peut être dangereux. Déjà partir de la base, de ce qu’il coûte, et de sa stratégie de distribution. S’il y a des distributeurs, il faut tout de suite intégrer 35 à 38%, puis une marge grossistes et ou directement retail. Là aussi, trop nombreux sont ceux qui pensent PVC TTC, mais oublient des blocs de coûts relatifs à la rémunération des intermédiaires. Le pricing est une science fine.
3. Recruter un directeur export dès le 1er jour
Le temps passe très vite quand on démarre son activité. On travaille son produit, son packaging, quelques représentations dans des salons professionnels régionaux, et on pousse des cartons chez les cavistes et en CHR. Quand la première année a passé, on ne sait pas bien faire le bilan, car on n’a pas de référentiel. On continue et lorsque la seconde année a passé, le bilan est meilleur mais reste trop maigre, et à la troisième année, on se retrouve au bord de la rupture. le ratio effort/payback est souvent décourageant. C’est alors que se déclenchent les questions stratégiques : « devrais-je trouver un distributeur? » « Il faudrait que j’envoie quelques palettes à l’étranger pour la tréso » ; « il faudrait aussi que je lève de l’argent pour me payer et financer du marketing » ; « j’aimerais avoir un associé ou bien un associé plus ceci ou plus cela ».
Bref, commencez avec un directeur export. Il faut vite tester votre produit – Parfois, un succès ne tient qu’à un couple produit-pays. Il faut donc tenter le plus de couples possibles en peu de temps.
4. Associer une star grand public au capital, qui s’engage à vos côtés
Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir : les stars peuvent faire un très gros effet de levier, sur la visibilité, les retombées presse, les référencements chez les distributeurs, grossistes et en CHR et GMS. Des stars, oui, pas sous forme de contrat publicitaire mais directement associées au capital. Les exemples récents sont longs comme le bras : Lewis Hamilton co-créateur d’Amalve ou Lenny Kravitz sur Noche Luna, George Clooney avec Casamigos ou Dwayne Johnson avec Teremana et Jay-Z sur le cognac d’Ussé. En France, Booba a tenté quelque chose avec le whisky D.U.C. ; Di Caprio est entré au capital du champagne Telmont, et actuellement, Sophie Marceau sort du bois avec un calvados nommé Orvie. Clooney a revendu Casamigos à Diageo pour 1md€ quatre ans après sa création. Dwayne Johnson a atteint 300 000 caisses la première année de sa commercialisation. La piste vaut d’être explorée.
5. Soyez le plus possible au contact de vos distributeurs et grossistes
Au moment de créer une marque de spiritueux, il faut prendre par tous les moyens possibles de la part de voix chez vos distributeurs, qu’ils soient en France ou à l’international. Plus vous serez à leur côté, plus il vous auront en tête puis dans leurs plans d’activation. N’oubliez pas que vous ne représentez rien pour eux. Pensez donc une relation qui puisse les intéresser, les éveiller, les faire évoluer, les faire grandir. La créativité doit aussi se nicher dans ces relations. Aux Etats-Unis par exemple, un important distributeur américain écrivait sur Liquors.com : « du lundi au jeudi, je travaille pour mes gros fournisseurs. Le vendredi, je travaille pour les 3000 autres petits fournisseurs ». Tout est dit. Alors sollicitez-les, rencontrez les directeurs régionaux, les chefs de secteur, essayez de tourner avec eux tout en créant une relation positive et mémorable pour eux. Mettez-vous à leur service.
Certains des (très) grands succès de ces 20 dernières années
Bien sûr, il y a une multitude de transactions. Don Papa a récemment été racheté par Diageo pour près de 280 millions de dollars hors earn out (190 millions de plus sur résultats futurs) ; dans un tout autre registre, Les Whiskies du Monde ont mis la main sur la vodka Pyla pour quelques centaines de milliers d’euros ; ou HTheoria a été rachetée à la barre par La Maison de L’Hédonisme. Il y a des flux sur tous les segments de prix. Restez concentré, ordonné, audacieux, vous avez peut-être de l’or entre vos mains !
Nous pouvons vous aider à travailler avec les cavistes. Contactez-nous pour qu'on vous explique !